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L'amour sans philtres

Voilà bien un sujet auquel nous aurions pu consacrer tout un dossier. Il s’agit d’un sentiment qui, a priori, ne se modifie pas en fonction d’un contexte, qui échappe à « l’esprit du temps », pour reprendre l’expression de Karl Mannheim. Joanna et Alain ont 53 ans d’écart, et sont tous les deux en couple.

Joanna

« Je suis en couple depuis deux ans et quelques. Je pense que notre génération a une vision différente du couple, mais après je suis dans une relation où on est vachement ouverts d’esprit. On s’aime hyper fort et on a très certainement tous les deux envie de finir notre vie ensemble, parce que c’est le love to love.
Mais à côté de ça, on n’a pas envie de se freiner dans la vie. J’ai envie de vivre ma vie à fond à Paris, de faire des projets personnels, des projets professionnels. Et mon copain me pousse à faire ma vie. Nous sommes très indépendants. Nous ne prévoyons pas de vivre ensemble ni d’avoir des enfants. On est trop jeunes pour ça. Je pense que pour qu’une relation fonctionne, il faut de l’écoute, de la compréhension et du recul. Il faut trouver quelqu’un qui respecte la vision de la vie de l’autre, même si c’est parfois difficile.
La dépendance, c’est mon angoisse. Affective ou financière, c’est quelque chose qui me fait flipper, de se dire qu’une personne peut être dépendante au point de ne plus pouvoir vivre pour elle-même.
Et donc, elle ne s’épanouit pas personnellement et donc automatiquement, elle va être malheureuse.
Je suis quelqu’un de très indépendant. Du coup, j’ai besoin que la personne avec qui je suis comprenne pourquoi parfois, je vais et je viens. J’ai envie de faire ce que je veux, en fait. Voilà, en tant que femme, être libre, c’est important. »

Alain

« Ma situation amoureuse est que je vis avec une dame, et que nous constituons une équipe. Ma vie a été marquée par un premier amour, qui n’est plus, parce qu’elle est morte.
Et je crois que ça a été tellement fort et tellement incandescent par moments que je n’ai plus jamais retrouvé ça. Et je n’ai plus cherché. Même si ça s’était arrêté là, j’avais de quoi alimenter ma flamme de vie pour tout le reste de mes jours. Après, il y a eu une autre dame, avec qui j’ai fait équipe aussi, mais à qui je n’ai pas dit « je t’aime ». Et elle est partie. Et puis, la troisième dame qui est là en ce moment, je ne lui dis pas non plus « je t’aime», parce que je ne sais plus le dire. Mais ce n’est pas grave. On peut très bien avoir un compagnonnage beau et généreux et apaisant. J’ai 77 ans. Je suis devenu une mécanique de précision. Comment ajuster ma mécanique à moi, qui est pointue et précise, avec la sienne qui l’est tout autant ? Ça demande beaucoup d’intelligence et de compréhension, un peu d’indulgence et, sans nous l’avouer, un peu d’amour, quand même. Le fait d’aimer, c’est adapter son amour en permanence à notre propre évolution et à l’évolution de l’autre. Et ça peut être valable pendant très longtemps. Le matin, je me lève. Est-ce que j’aime toujours ma femme ? Est-ce que je l’aime autant qu’hier ? Ouais. Je constate que je peux l’aimer autant qu’hier. Et le soir quand je me couche je me dis putain, je l’aime encore plus qu’hier. Parce qu’aujourd’hui, elle m’a apporté tellement de plaisir, de bonheur et de satisfaction que je l’aime davantage. Et qu’en sera-t-il demain ? Et bien le lendemain, je me lève et je me dis : est-ce que j’aime toujours ma femme ? Ben ouais. »

Bilan

On retrouve souvent l’idée selon laquelle les jeunes d’aujourd’hui, qui ont évolué dans une société où l’individualisme est roi, se désintéresseraient sinon de l’amour, au moins du couple.
Pour renforcer cette idée, deux arguments sont souvent avancés. D’abord, une culture de l’immédiat, qui forgerait des tempéraments hermétiques à la frustration. Résultat, là où nos grands-parents faisaient en sorte que leurs relations fonctionnent, les jeunes gens aujourd’hui préfèreraient changer de partenaire plutôt que de consacrer du temps et de l’énergie à la consolidation de leur couple. L’autre argument est que l’augmentation du nombre de divorces (près de 45% des mariages se terminent ainsi), et l’augmentation logique des familles recomposées auraient fait éclater la vision traditionnelle du couple. Or, Joanna comme Alain conçoivent le couple comme une relation équilibrée, et tous deux considèrent que pouvoir exprimer sa singularité est une condition sine qua non à sa viabilité.