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Labeur et l'argent du beurre

On trouve, dans les rayons « business » des librairies, un nombre conséquent d’ouvrages destinés à manager les jeunes. Seraient-ils impossibles à cerner ? Joanna est étudiante en médiation culturelle et ne sait pas encore précisément vers quel métier elle va s’orienter. Alain, lui, est retraité : il a passé 40 années en tant que journaliste pour le quotidien La Marseillaise. Voyons ce qu’ils ont à raconter.

Joanna

« Le monde du travail aujourd’hui, je pense qu’il a changé par rapport à il y a même pas dix ans. J’ai l’impression qu’il n’y a plus trop de gens qui vont faire de grandes carrières dans de grosses boîtes. J’ai le sentiment que les gens vont plutôt penser à leur ego et vont vouloir se faire plaisir en allant travailler par-ci par-là. Je pense aussi que ça va être la fin du salariat. Peut-être pas là tout de suite, mais dans 30 ans, je pense qu’il y aura beaucoup plus
de gens indépendants parce que justement, ils vont vouloir voguer un peu et changer de boîte facilement. On a envie de se recentrer un peu sur nos besoins primaires.
Pour moi, le plus important dans une entreprise c’est la communication interne. Pour qu’il n’y ait pas de tension et qu’il y ait un lien, un peu comme les liens familiaux. Je pense que les entreprises qui marchent le mieux, ce sont vraiment celles où il y a une ambiance, quelque chose qui porte tout le monde et qui nous donne envie. Pour que je reste dans une entreprise, il faut que le travail me passionne et que je sois contente de me lever le matin pour retrouver mes collègues, ma tribu. Quant à l’argent, ce n’est pas forcément ce qui me motive, peut-être aussi parce que je ne suis pas forcément dans le besoin. »

Alain

« J’ai dû quitter l’école assez tôt, à 16 ans et demi, parce que le foyer dans lequel j’étais né n’avait pas la possibilité de me faire faire des études. Donc j’ai appris le métier de serrurier que j’ai pratiqué trois ans. Comme j’avais des velléités d’écriture, j’étais devenu pigiste au journal La Marseillaise d’Avignon. Et lorsqu’ils ont embauché à Marseille, le petit serrurier que j’étais, voyant s’ouvrir les portes du journalisme, n’a pas hésité longtemps. Saisissant l’opportunité, je suis tombé au milieu de journalistes, dont certains étaient des journalistes de la première heure du journal. J’ai été complètement séduit par la qualité de ces gens. D’abord par leurs qualités professionnelles et ensuite par leurs qualités humaines. Et ça m’a fait un tel choc que je suis resté quarante ans dans ce journal. Ce métier n’arrêtait pas de me faire découvrir des choses, des gens, des idées, des modes d’expression. Et donc, je l’ai aimé jusqu’au bout et je l’aime encore. Si quelqu’un trouve le même plaisir dans son métier, pourquoi il n’y resterait pas ? Mais si tout à coup il a envie de changer d’air, il faut qu’il le puisse. C’est à ça que sert la formation professionnelle. Ça, c’est de l’enrichissement personnel et en même temps, l’enrichissement de la société. Tout ce qui concourt à l’enrichissement collectif à partir de l’enrichissement individuel, moi, je dis Banco ! »

Bilan

Joanna est dans l’expectative. Alain, lui, se retourne sur sa carrière. Pourtant, on discerne des similitudes entre leurs deux témoignages. Ils considèrent les relations humaines comme prépondérantes, et sont tous les deux mus par le même désir : avoir un job qui les passionne. La quête de sens est devenue un sujet récurrent pour quiconque s’intéresse au rapport que les jeunes entretiennent à l’emploi. Cette quête de sens, au moins deux concepts viennent l’appuyer.
D’abord, celui développé par l’anthropologue David Graeber dans Bullshit Jobs. Pour lui, les technologies ont créé beaucoup d’emplois inutiles, notamment dans les secteurs du marketing et du management. En réaction à ces jobs qui n’ont pas de sens, les jeunes se rebellent. C’est ce dont parle le journaliste Jean-Laurent Cassely dans La Révolte des premiers de la classe, métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines. Il y dresse le portrait de jeunes très diplômés, souvent issus d’écoles de commerce, qui décident de tout abandonner pour se tourner vers un métier manuel. Pour Vincent Coquebert, le portrait du millénial en quête de sens et désintéressé par l’argent cache une autre réalité : « ça a permis de donner un visage humain et donc une représentation valorisante, et quelque part un peu sexy, à des changements de politique économique structurels. En fait, ce qui a été mis en place pendant les années 2 000 par les entreprises avec ce qu’on a appelé la fin de la gestion des carrières, avec le recours aux prestataires externes de plus en plus important, avec la stagnation des salaires. Quelque part, pour accompagner ces changements qui parfois se sont faits un petit peu aux forceps, on a dit que c’était les attentes de la nouvelle génération. D’un seul coup les changements ne sont plus froidement économiques, mais humains. »

Mais alors ? Ce clash qu’on nous sert à toutes les sauces serait-il un écran de fumée ? Joanna et Alain ont 53 ans d’écart. Ils ne se connaissent pas. Sur les trois thèmes qu’ils ont abordés, si on remarque quelques divergences de point de vue, on constate qu’ils partagent globalement les mêmes valeurs. Ce sont des personnes qui s’orientent ou se sont orientées vers des métiers intellectuels, qui sont attachées au lien humain, qui aspirent à une société plus juste. Comment diable pourraient-ils se retrouver en confrontation ?
Pour Vincent Coquebert : « Le clash peut être utile au niveau politique, parce que ça permet ensuite de faire s’opposer des groupes qui ne sont pas des groupes sociaux. Il vaut mieux faire s’opposer les vieux contre les jeunes, dans une sorte de combat factice, que de dire la vraie séparation, qui est celle entre les personnes qui sont plus ou moins bien loties, plus ou moins bien éduquées, avec un niveau d’études plus ou moins élevé. C’est comme ça qu’on voit comment la société est vraiment structurée. Et il y aura beaucoup plus de similitudes entre un jeune homme de 25 ans bac + 5 à Paris et un homme de 50 ans bac + 5 à Paris, par exemple, qu’entre un jeune bac - 1 à Guéret dans la creuse et un jeune du même âge, bac + 5 à Paris. Tout simplement parce que ce n’est pas parce qu’on est né à une même époque qu’on partage les mêmes valeurs. » Nom de (Bour)Dieu, on est à deux doigts de vous pondre un dossier sur les valeurs !







À suivre ...