Parlez-vous l'amoureux?
Les Fragments d'un discours amoureux, parus en 1977, font suite au séminaire sur le discours amoureux que Barthes a mené pendant deux ans à l'École Pratique des Hautes Études. Dès leur sortie, le succès est immédiat, avec plus de 100 000 exemplaires vendus dans l'année. Un succès populaire vu d'un mauvais œil par les universitaires et autres intellectuels : à croire que l'amour n'est pas, selon eux, un sujet suffisamment noble pour qu'on s'y attarde.
Dans cet ouvrage, Barthes tente de dégager « la nature langagière du sentiment amoureux ». Il est à la recherche d'un universalisme, de lois et de règles qui s'appliqueraient à toutes et tous. Attention, il ne s'agit pas ici de saisir la psychologie du sujet amoureux en tant que telle, mais bien de s'intéresser à la linguistique employée par ce sujet si particulier. Sans plus de cérémonie, entrons donc dans le vif du sujet.
L'attente
Pour Barthes, l'amoureux est un sujet en souffrance, solitaire, pathétique, masochiste (haut les cœurs). Le discours de l'amoureux est unique en son genre, car capable de se former en dehors de toute réalité. « L'être que j'attends n'est pas réel, je le crée et je le recrée sans cesse à partir de ma capacité d'aimer, à partir du besoin que j'ai de lui », nous dit Barthes. La solitude de l'amoureux tient à son éternelle insatisfaction : « Suis-je amoureux ? - Oui, puisque j'attends ». L'amoureux parle seul, dans ce fragment découpé comme une pièce de théâtre. Dans son interminable attente, il construit des scénarios, imagine les raisons de l'absence, s'agace, essaye de se raisonner, de se sortir de son enfer par tous les moyens. La seule solution : parvenir à renoncer à vouloir saisir l'être aimé. Autant dire qu'il n'y a pas de solution.
Je t’aime
L'amoureux est bien entendu obsédé par l'objet de son désir. Mais comment le lui dire ? Fragment central, « je t'aime » est un incontournable. Car la première fois que l'on dit « je t'aime », on donne une information. Mais pourquoi le dire les fois suivantes ? Cette profération sort alors du langage au sens strict, elle dépasse les mots pour devenir un cri, un chant libérateur. « Je t'aime » est une banalité, qui a la particularité d'exprimer pourtant une émotion unique.
Bien que l'affirmation « je t'aime » ne soit pas une question, elle attend une réponse. Plusieurs scénarios sont possibles. Si un « moi aussi » peut-être satisfaisant, il n'est pas optimal. Après tout, cette réponse ne reprend pas tout à fait la profération de départ : elle est partielle. Non, l'idéal, nous dit Barthes, serait deux « je t'aime » dits en même temps, mais il juge cela « empiriquement impossible ». Pour que l'amoureux soit satisfait, la réponse doit être reçue, pleine et entière, elle doit être entendue par l'amoureux et il doit en être convaincu : Je t'aime aussi.
Jalousie
Parmi les affres du désespoir amoureux, la jalousie est certainement l'une des plus douloureuses et des plus courantes. La jalousie, c'est la solitude par excellence pour l'amoureux - déjà bien solitaire. Au moment où Barthes écrit les Fragments, à la fin des années 70, la tendance est à la libération du couple. La jalousie et la fidélité sont jugées par certains comme des considérations bourgeoises. Barthes, lui, entend la réhabiliter.
« Comme jaloux, je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l'être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l'autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d'être exclu, d'être agressif, d'être fou et d'être commun ».
La jalousie est un échec permanent, un piège auquel il est impossible d'échapper. Deux solutions possibles : le suicide (un peu extrême, vous en conviendrez), ou la mauvaise humeur. L'idée, développée dans le fragment Nuage est que pour se libérer de son désarroi, on le fait passer aux autres, en les forçant à subir le poids de notre mauvaise humeur. Elle devient porteuse d'un message, et exprime la jalousie que j'ai honte de formuler avec des mots.
La scène
On voit bien comment, entre solitude, jalousie et mauvaise humeur, le couple arrive fatalement aux scènes de ménage. Que penser de ces échanges acerbes de contestations ? C'est un exercice pratiqué à deux, une construction dont les protagonistes sont co-propriétaires. C'est un langage agité où l'on ne s'écoute pas, un piège dans lequel on s'enfonce, avec pour but ultime d'avoir le dernier mot, sans se soucier d'en faire émerger une vérité. Dans ce théâtre, tous les coups sont permis, pourvu que je triomphe par une dernière réplique.
Les scènes n'ont pas d'importance, car la dispute est une pratique intime, qui ne remet pas nécessairement en question la relation : « Par l'insignifiance de son tumulte, la scène rappelle un vomissement à la romaine : je me chatouille la luette (je m'excite à la contestation), je vomis (un flot d'arguments blessants) et puis, tranquillement, je me remets à manger ». Pour y mettre fin, plusieurs pistes selon Barthes : la fatigue des amoureux, l'arrivée d'un étranger, la transformation de l'agression en désir, ou (notre préféré), une pirouette incongrue : « c'est ce que fit ce maître zen qui, pour toute réponse à la question solennelle : « qu'est-ce que Bouddha ? », ôta sa sandale, la mit sur sa tête et s'en alla : dissolution impeccable de la dernière réplique, maîtrise de la non-maîtrise ».
À suivre ...
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