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La masturbation sur le bout des doigts

Deux mois à se tirer sur la nouille, à faire pleurer le cyclope, à défriser
la chicorée... Entre l’accès aux plateformes porno gratuit, les réducs sur les sextoys et la tonne d’articles dispo pour nous titiller, la branlette – adaptée aux gestes barrières ! – est devenue une activité toute indiquée pour occuper le confinement. Pourtant, sa pratique n’est pas aussi fluide qu’il n’y paraît. On a posé six questions au Dr Mirelle Dubois Chevalier, sexologue et psychothérapeute, histoire de vous donner un coup de main.

Hommes et femmes, quelles différences ?

« Les hommes et les femmes ont un rapport différent à la masturbation, au corps et à la sexualité en général. Cela tient à la fois à l’éducation et à la pulsion. On peut émettre l’hypothèse que derrière la sexualité, il y a la ruse de l’espèce et de l’instinct de reproduction. Ainsi, on peut penser que les hommes sèment à tous les vents. Ils ont aussi une familiarité avec leur corps plus importante que les femmes. Le pénis est accessible immédiatement, il est sous leurs yeux, sous leurs doigts. Les petits garçons le touchent plusieurs fois par jour, pour faire pipi par exemple, ce qui n’est pas le cas chez les filles. »

« Si on considère la sexualité des femmes du point de vue de la reproduction, cela reviendrait à une pulsion qui survient une fois par mois, 12 mois par an pendant une trentaine d’années, c’est beaucoup plus réduit. Ensuite, il y a bien entendu une dimension sociale à prendre en compte. Un garçon qui va avoir une sexualité avec des partenaires multiples sera très valorisé socialement, ce qui ne sera pas le cas pour une fille, notamment au début de sa sexualité. Et je crois que ça n’a pas tellement changé. »

« Quelque part, les garçons sont encouragés à développer leur sexualité, alors que les filles en sont plutôt découragées, parce que pour être une « fille bien », il ne faut pas coucher avec tout le monde. Cela crée des disparités claires. J’ai lu récemment une enquête qui interrogeait hommes et femmes sur leurs pratiques masturbatoires. Sur une semaine écoulée, tous les hommes ou presque s’étaient masturbés, contre 60% des femmes environ. En clinique, c’est très clair : beaucoup de femmes n’ont pas accès à l’orgasme. Elles ont ce qu’elles appellent un trouble du désir, qui est plutôt une peur d’aller vers la sexualité par méconnaissance de leur corps, parce qu’elles ne se sont jamais explorées. »

La masturbation, signe d'une insatisfaction sexuelle ?

« Il y a cette croyance, en particulier dans la tête des femmes, que s’auto-satisfaire, c’est tromper son partenaire. Comme s’il fallait se réserver sexuellement pour eux. Les hommes ont plus tendance à différencier masturbation et activité sexuelle. C’est également le point de vue des sexologues. L’un de mes collègues, Philippe Brenot, a écrit L’éloge de la masturbation, dans le but de la déculpabiliser. On ne dispose pas toujours d’un partenaire et, même si c’est le cas, on n’a pas toujours envie d’avoir une activité sexuelle, qui ne fait pas partie de la vie de tous les couples. Heureusement, il y a la masturbation, et ce, même lorsque l’on est dans une relation établie. C’est un moyen de nourrir imaginairement ce qui va se jouer dans la relation. »

Comment parler masturbation au sein de son couple ?

« Il est rare que la sexualité soit un sujet facile à aborder au sein d’un couple, parce qu’on exprime souvent le manque, les frustrations et les projections sur l’autre. Il est facile de l’aborder en disant « peut-être que si on avait plus de rapports, je me masturberais moins » ou « finalement, je suis insatisfait(e) dans nos activités, et pour avoir un orgasme il faut que j’en arrive à me masturber », ce qui va très vite devenir conflictuel. Pour faire de la sexualité un sujet de conversation banal dans le couple, il faut aborder les choses en partant du « je », de ce qu’on ressent, de ses perceptions, de ses désirs. Il faut préserver l’autre de toute remise en cause. »

« La deuxième chose à faire, quel que soit le sujet, c’est se poser. J’ai souvent suggéré à mes patients d’en discuter au restaurant, en étant discret, certes. Dans ce cadre, personne ne va se sauver. On est en face à face, on n’a pas le choix, on a du temps devant nous. Il faut se mettre dans des conditions d’écoute et essayer de ne pas être dans une dualité de frustration entre attente et déception. Enfin, une autre chose qui fonctionne bien, c’est la médiation par un article. Ce dossier va peut-être servir à ça : engager une conversation à partir d’un article ou d’une enquête permet d’aborder ces questions de la manière la plus neutre possible. »

À partir de quel moment la masturbation devient-elle problématique ?

« La première chose, c’est que la masturbation peut parfois venir en compétition avec une relation, parce que c’est tellement plus pratique, plus facile : on obtient satisfaction en cinq minutes. Une relation, c’est plus coûteux, et ce quelle que soit votre orientation sexuelle. On entend souvent que c’est plus facile pour les homosexuel.les, parce qu’ils ou elles connaissent le corps de l’autre : tu parles ! L’autre est toujours autre, et la relation, c’est se confronter à l’altérité, à la différence. Éviter la relation et se réfugier dans la masturbation est un début de pathologie, au sens où ça peut faire souffrir. On choisit la facilité, mais on en souffre, car on a besoin de relations. Le confinement a d’ailleurs mis en lumière le manque de contacts physiques. Il arrive aussi que la masturbation, chez les hommes en particulier, soit soutenue par le visionnage de vidéos porno sur le net. »

« Il y a un risque par rapport à ça, car il n’y a rien de plus immédiat que les images, et parce que les écrans sont addictogènes. Les addictions sexuelles via écran peuvent être des masturbations pathologiques et avoir des conséquences sur la vie du sujet en termes de retrait social, ou par rapport à l’activité professionnelle. J’ai eu un patient dans ce cas. Son environnement de travail lui permettait de se masturber en toute discrétion. Il en venait à se masturber 10, 15, 20 fois par jour devant un écran. Il ne faisait plus que ça. »

« Le porno, c’est un peu le McDo de la sexualité. »

« Ça peut avoir des conséquences. Ce n’est pas très joli, mais l’idée de se peler le jonc dit vraiment quelque chose. Il peut y avoir des irritations, parfois même des inflammations. Le risque avec le porno, à côté de l’addiction, c’est qu’il appauvrit l’imaginaire. Le porno, c’est un peu le McDo de la sexualité. Du coup, les circuits qui vont entretenir une sexualité qui passe par l’imaginaire et le fantasme, faits pour soutenir l’excitation dans une activité sexuelle, sont affaiblis. Dans le porno, on se voit agir par projection sur l’écran. Ça, ça modifie l’encodage de l’activité sexuelle et la représentation de son déroulement. »

Losqu'on n'arrive pas à se masturber, comment surmonter les blocages ?

« Alain disait : « Le secret de l’action, c’est de s’y mettre. » C’est aussi simple que ça. C’est comme le sport, vous pouvez lire des tas de bouquins pendant des années sur le vélo, mais à un moment donné il faut monter dessus. J’ai en consultation beaucoup de patients qui ont des difficultés à aller au contact de leur corps, parce qu’ils pensent que c’est sale, que ce n’est pas beau. Là, on est dans une sphère génitale qui n’est pas du tout apprivoisée. »

« Pour ceux, hommes comme femmes, qui sont dans un registre proche de la phobie, qui sont révulsés de leurs parties intimes, il faut procéder à une exposition progressive, en imagination et en réalité. C’est une prise en charge, avec une thérapie cognitivo-comportementale. En procédant par exposition progressive, on commence par des actions qui ne demandent pas de surmonter toutes ses angoisses d’un seul coup. Petit à petit, en pratiquant, on transforme les émotions négatives en émotions positives. Car au départ, les émotions ne sont ni négatives ni positives, ce sont juste des émotions : tout dépend de l’interprétation qu’on en fait. »

Peut-on être épanoui sexuellement sans se masturber ?

« Oui, mais c’est très fragile. Ça veut dire que l’accès à son propre plaisir et l’entretien d’une satisfaction sexuelle vont être totalement dépendants d’un ou une partenaire. C’est fragile parce que le pire n’est pas toujours sûr, comme dirait Claudel. On ne sait pas de quoi demain sera fait. Si mon partenaire est indisponible sexuellement, quelque chose risque de se désamorcer si je n’entretiens pas ma propre sexualité à travers la masturbation. Si je me sépare et que j’ai du mal à m’en remettre, que je reste plusieurs années sans partenaire, il va être difficile d’entretenir ma sexualité et de la remettre en route. Ça dit aussi quelque chose du rapport à la sexualité et au corps. »

« Si je ne me masturbe pas, ça veut dire que j’ai du mal à être autonome dans ma sexualité, à valoriser mon corps, à faire de ce corps un organe érotique pour moi-même. Dans la masturbation, il y a certes une activité mécanique qui mène à l’orgasme, mais il y a aussi une relation auto-érotique. Se masturber, c’est dire que mon corps m’appartient, il est ma propriété. Et ma propriété, j’en jouis. Quand on est désirable à ses propres yeux, il est plus facile d’être désirable aux yeux de l’autre, ça va donc être plus facile de séduire. »